En toute modestie. Carte blanche f’ar
CONFÉRENCE (2015)
Carte blanche du Forum d’architecture de Lausanne (f’ar), Acte I : attitude de l’effacement avec Rapin Saiz Architectes et Simon Boudvin artiste

« Ceci n’est pas une théière »
La théière est usuellement ronde ou piriforme pour mieux conserver la chaleur ; la courbe spéciale de son bec est propre à verser le liquide sans à-coup, et son anse longue à servir sans se bruler. C’est un très vieil objet du quotidien dont il existe d’invariables déclinaisons, mais auquel la fonction a donné une structure formelle qu’elle n’a plus quitté depuis – malgré sa très large expansion - et sur laquelle repose notre reconnaissance. Ou presque. Ceci est une photo de la théière suprématiste de Malevitch produite en 1926. Bien qu’elle conserve sa fonction et que la conservation des attributs fonctionnels permet avec un effort de reconnaître une théière, elle adopte une sophistication formelle, une dimension plastique qui lui retire son statut d’objet du quotidien. L’objet est investi d’une expression artificielle : il s’agit d’une forme projetée sur une théière. L’objet devient l’alibi d’une sculpture. Cette superposition sert-elle la cause de la théière ? A l’inverse qu’apporte la fonction « théière » à l’objet plastique que l’on voit ? Au cours du temps la matière a toujours plus étendu ses possibilités, pour qu’une couleur s’applique à plus de matériaux, pour qu’un matériau s’applique à plus de formes. Avec cette démultiplication des applications, l’expression se détache de plus en plus du procédé de fabrication ; elle n’est plus guère présupposée par des contraintes inhérentes à l’objet ou à son contexte. L’expression s’invite sur l’objet, elle s’y appose.
Nous ne nous sommes ainsi jamais trouvés devant autant de possibilités de nouveauté et pourtant nous ne sommes jamais autant attachés au sens de l’authenticité. Force est de constater notre besoin de reconnaître : les simili-matières ne sont rien sans le souvenir du matériau imité, ni le faux-vieux sans l’expérience du temps et la cuisine moléculaire se cantonne à reproduire le goût de ce qui pousse dans la terre. Il y a donc une limite à nous libérer du monde commun : notre histoire culturelle nous rappelle sans cesse à elle. Or les objets aujourd’hui semblent souvent désireux de s’affranchir, par l’expression, de leur désignation. Comme s’ils devaient échapper à leur sort, être infidèles à leur raison d’exister, bref « sortir du commun ». Le désir de nouveauté et celui de familiarité sont tout aussi légitimes et ancrés en nous, l’un et l’autre assurent ensemble ce que nous pourrions appeler une continuité culturelle. Comment faire tenir ensemble dans la théière les préoccupations et possibilités de notre temps, tout en assurant la reconnaissance du statut élémentaire de l’objet et son caractère familier ? Cet équilibre repose dans une expression qui plutôt que se superposer à l’objet, émane de sa condition, prend racine en lui. C’est alors que l’objet ne se contente plus d’avoir une expression, mais qu’il est expressif.
Lorraine Beaudoin
